Thérèse
Mar 10, 2020 France 13

Alors que nous sommes confinés… je me replonge avec plaisir dans quelques-uns de mes écrits – comme le récit de cette si belle rencontre, dans un café, rencontre qui a une saveur plus particulière encore aujourd’hui…

J’aurais pu intituler cet article

Thérèse, ou le matin où j’ai rencontré la grande Histoire dans le café en bas de chez moi…

La scène se passe dans le café du quartier, où j’ai mes habitudes depuis près d’un an déjà.
Les matins de week-end, il n’est pas rare que mon aîné et moi-même y buvions respectivement un petit blanc (de lait) et un petit noir. Fils est sociable, et son bonjour toujours lancé à la cantonade fait qu’il y est très apprécié par les divers habitués du café – de la bande de vieilles dames, à la coiffeuse du coin en passant par le gardien du parc et bien sûr par les trois frères tenanciers du lieu…
Au fil des mois, une dame de la bande suscitée s’attache à lui. Tant et tant qu’elle lui a même offert des petits cadeaux pour Noël, dont la version audio de Boucle d’Or et les trois ours qu’il réclame en boucle.
Il m’arrive également de passer seule au troquet pour y feuilleter le Parisien du jour – une vraie habitude de petite Parisienne d’adoption que je suis devenue.

Il est 10h en ce mercredi matin, et dans un café quasi désert, je suis plongée dans un article sur le classement des lycées parisiens. Ce n’est pas encore un sujet qui me préoccupe – nous sommes encore entre crèche et maternelle, mais cette question travaille nombre de mes copines, alors je me renseigne.
Derrière sa canne et son trolley arrive le sourire de Thérèse. Ses habituées d’amies ne sont pas là, elle se joint spontanément à moi. Elle est d’humeur bavarde et commente la pluie et le beau temps. Un temps passe, je lui dis gentiment que je souhaite finir la lecture de mon article.
« Bien sûr, mais dites moi, ce sont lesquels les meilleurs lycées ? »
Je lui lis quelques bribes de l’article.
« Vous savez, mon mari il a passé son bac en russe… »
Je ne le sais pas encore, mais avec cette phrase, Thérèse vient de tirer le fil d’une des nombreuses pelotes de son incroyable mémoire. Elle, elle ne sait pas encore à quel point j’affectionne les récits de vie, et plus encore quand ils sont racontés par ceux qu’ils les ont vécus.

Thérèse me raconte l’histoire de son mari, né en Cracovie, puis parti vivre à la frontière russe avant d’être déporté en goulag de Sibérie, avant de finalement émigrer à Paris. Il comptait y vivre quelques mois avant de partir avec ses amis pour l’Australie. Tout cela se passe dans les années 1940/50… On peut vraiment ici parler de voyages et d’aventures – on est bien loin des pseudo-exploits racontés par certains sur les fameux réseaux dits sociaux de notre époque…
Mais le projet d’Australie n’aura pas lieu. Par un certain 31 décembre, Thérèse du haut de ses 19 ans d’alors a très exceptionnellement le droit d’aller danser. Elle rejoint ses parents au bal de l’Opéra. L’homme de Cracovie qui devait partir quelques semaines plus tard en Australie fait sa rencontre… Elle me raconte par le détail les premiers mois de leur idylle et leur première entrevue avec leurs beaux-parents respectifs.
« Ca ne dérangeait pas vos parents que votre futur mari soit polonais ? » lui demandais-je, toute occupée que je suis par le sujet des couples mixtes. Et Thérèse de me répondre que non, car ils étaient tout deux juifs et car son grand-père venait de Roumanie.
Je calcule rapidement : Thérèse dans sa vingtaine, juive, juste après-guerre. Je lui demande: cela signifie que vous avez vécu à Paris pendant la guerre en tant que juive?

Je fais partie des enfants juifs cachés pendant la guerre.

Et là, c’est tout simplement une part de la grande Histoire qui s’anime devant moi.
Thérèse, née en 1929, se souvient parfaitement.
Du premier jour où elle a porté une étoile jaune pour aller à l’école. « Maman, comme tant d’autres au début, m’avait cousu de la broderie autour : on va leur montrer que nous sommes fiers. ».
De ses trois amies, jamais revenues dans sa classe au lendemain de la Rafle du Vel d’Hiv.
De son père, qu’elle n’a pas vu pendant 5 mois.
De ce passeur, envoyé par son père deux semaines après la rafle, venu les chercher dans leur appartement à Gambetta « vous avez deux jours pour vous préparer, ne prenez qu’un petit baluchon par personne ».
Des changements de train, de la nuit marchée à pied à travers champs, de ce fleuve traversé sur une petite barque, qui lui faisait tellement peur que sa mère a dû lui mettre une écharpe dans la bouche pour ne pas qu’elle fasse de bruit.
De son arrivée à Lyon Perrache, avec son père qui les attendait sur le quai de la gare.
Et de tant d’autres choses…

Thérèse se souvient remarquablement.
Plus d’une heure est passée, nous en aurions besoin de dizaines d’autres pour arpenter les extraordinaires chemins de sa mémoire. Mais pour elle comme moi, nos occupations nous appellent.

Vous savez, je ne raconte pas ça à tout le monde, mais vous, vous savez écouter.

Je suis touchée de l’immense présent qu’elle vient de me faire…
Et une nouvelle fois, la vie me le confirme : le voyage commence décidément bien sur le pas de sa porte…

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13 comments on “Thérèse

  1. Cette dame et le récit que tu en fait est très touchante. Parfois, on oublie que derrière chaque regard peut se cacher une histoire, l’Histoire. Poser des questions, écouter et prendre le temps est une qualité essentielle pour grandir. Merci pour ce récit et mes amitiés à cette vieille dame autour d’un café 🙂

  2. A je te reconnais bien là ma fille et oui les voyages prennent parfois des détours inattendus.
    Si seulement on savait écouter au lieu de seulement entendre.

  3. Je pense que pour bien écrire, il faut savoir observer et/ou écouter. Et ce n’est pas la première fois que tu nous montres, sans forcément le vouloir, que tu as bien les deux en toi.
    Merci pour ce partage.

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