Fragments de Bamako dont j’aimerais garder trace (suite et fin)
Juil 05, 2021 Mali No responses

Voici la fin de mon journal de bord dont le début se trouve ici.
Belle lecture…

18 avril, 12h13

Ce fou qui dit « wari wari wari wari » mille fois à ma vue au marché (argent argent argent argent). Qui se fait chasser d’un éclat de rire par une vendeuse voisine. Et qui selon la famille n’est pas tout à fait fou : il n’a pas perdu le sens des choses, car c’est d’argent toujours dont il cause.

Les pannes d’eau et d’électricité. Ennuyeuses les unes comme les autres, mais jamais ensemble, pour le moment du moins. Je n’en avais jamais connu à la maison de la famille lors de mes précédents voyages mais en cette saison la plus chaude de l’année je les découvre malheureusement quotidiennes !

Les moments dansés avec l’équipe du Ballet National du Mali. Exigence bienveillance et plaisir partagés avec mes quatre professeurs et compagnons avec qui je danse depuis des années maintenant. Une envie de m’accrocher toujours quand ils me reprennent sur un point à améliorer, pied main buste ou regard mal placé. Une joie intense quand je lis la justesse dans leurs yeux ou quand les félicitations sont enthousiastes. Même si je réalise souvent que la route vers le bien-danser est longue, jamais je ne me sens découragée.

Première nuit à la belle étoile. Hier la chaleur est trop forte, la coupure trop longue, et une urticaire me prend. C’est décidé il fait trop chaud dedans, nous dormirons dehors. Sur le toit. Clémence de la météo enfin, 27 degrés sans doute, contraste bienvenu avec les 34 ou 35 degrés qui ne quittent pas notre chambre. Vent léger au début de la courte nuit puis une bourrasque me réveille, un vent fort s’est levé. La nuit est brève mais mon corps au réveil est rafraîchi, ça ne m’est pas arrivé une fois depuis le début du séjour.

Plus tard

Cette incroyable lune rousse aperçue le deuxième soir du ramadan. Le fin filet orangé de son premier quartier m’est apparu à l’horizontale et non à la verticale comme chez nous. La lune rousse me souriait.

Voir le temps se distordre différemment en raison de la chaleur. Éprouver dans son corps chaque heure qui passe, surtout aux instants les plus chauds. Je ne vois pas le temps filer aussi rapidement que lors des autres séjours – ce sera encore à vérifier à la fin du voyage. Pour la première fois, je me surprends à compter les jours qui restent, la chaleur est trop forte, parfois insoutenable à ma chair…

Plus tard encore, encore

Instant tellement joyeux. Un endroit où sont gardés des moutons est repéré. Nous y revenons ce matin. Cinq moutons, un agneau. Mes enfants tellement heureux de les caresser à loisir, de les nourrir, de leur parler. Les enfants de la rue semblent non moins heureux de regarder ces petits « toubabous » si étranges. Le compte est bon, la scène dure : quinze enfants dévisagent deux enfants observer six moutons – double bonheur pour un instant suspendu.

Aperçus depuis une moto : cette tête de bœuf qui paraissait tout juste débitée et qui était transportée le nez et les artères au vent, si je puis dire, entre les deux jambes du conducteur…

Revenir sur ce qui m’énerve aussi.

Le patriarcat tellement lourd ici. Ces pères de famille car ils sont de sexe masculin qui se croient tout permis envers leur épouse, progéniture ou employé.e.s de maison. Ces filles de la famille qui doivent toujours faire plus que leurs frères.
Ces bonnes, oh ces bonnes.
Ces jeunes femmes venues des campagnes qui me semblent considérées comme des esclaves ou tellement pas loin. Travailler dès 6 heures du matin. S’arrêter après les tardifs dîners. Sept jours sur sept. Pour gagner si peu. Faire les courses, préparer les repas, faire la vaisselle, balayer deux fois par jour, nettoyer les sols, laver le linge, remplir les seaux en cas de coupure d’eau. Et qu’on appelle pour tout, qu’on interrompt mille fois dans leurs tâches : servir un verre d’eau ou de boisson, nettoyer ce qu’on vient de faire tomber, porter une chaise un seau une table un matelas une fourchette un mouchoir, alors que la chose en question est parfois à moins d’un mètre du maître. A qui l’on parle mal trop souvent. Et qui sont, je le sais, parfois violentées, rarement respectées.
Ça me révolte.

La mendicité des enfants dans les rues de Bamako me révolte aussi. Je sais évidemment que cela existe. Mais le voir me terrasse. En pleine chaleur, à quelques centimètres de la route goudronnée, ces si petits visages tournés vers les conducteurs, ces si petites mains tendues. S’en fend mon cœur. Plus encore quand je réalise, comme on me le dit dans la famille, que pendant le mois de ramadan il y a plus de jumeaux qui mendient aux bords des routes. Donner l’aumône aux jumeaux porterait grande chance.
Je suis révoltée et ne puis rien faire de ma révolte à part partager ici mon sentiment.

Et sur ce qui me surprend…

Le nombre d’amis des enfants jeunes adultes de la famille qui viennent dîner chez nous. Chaque soir au moins une personne de plus se joint à la table, sans prévenir. Ou encore : chaque jour un voisin ou une voisine qui ramène un plat vide, car on leur a donné les restes de notre repas de la veille ou parfois un plat spécialement préparé pour eux.
« Car chez eux ils ne mangent pas à leur faim » me dit mon mari.
Leur allure, leur éducation, leur présence : rien ne pourrait trahir que leurs estomacs sont souvent vides.

22 avril, 12h22

Je me suis endormie sur mon clavier tant je suis fatiguée.
Le mot du séjour : tégué, la coupure ! La coupure du ramadan le soir vers 18h45, un moment de partage, où toute la famille est réunie devant quelques plats sucrés et à base de pain, et des boissons surtout. Coupure du ramadan qui est parfois assortie d’une coupure d’eau… la coupure d’électricité ayant en général lieu au moment le plus chaud de la journée ou en début milieu de nuit. Dans tous les cas, ces deux types de coupure ennuient au plus au point et rendent la canicule permanente plus difficile à supporter encore ! et les coupures d’eau sont celles qui me gênent le plus. Je pourrais passer une journée entière sans électricité, mais certainement pas sans eau. Surtout que je passe mon temps à tremper mes habits pour me rafraîchir.

Le bonheur de danser, tant et tant. Ç’aura donc été douze sessions avec le Ballet National au total. Des sessions avec le Ballet extraordinaires… je savoure ma chance chaque seconde. C’est physique avec cette canicule, c’est technique souvent, mais c’est avant tout et surtout joyeux.
Danser avec le Ballet National c’est pour moi :
Joyeux, exigeant, chaud, difficile, enthousiasmant, gratifiant, enchantant, ravissant, gai, précis, minutieux, bon, kiffant, merveilleux, ondulant, doux, gracieux, sobre, salé, endurant, fort, intense. Une chance, du pur présent, un de mes plus grands bonheurs, la vie.
Reste une session lundi – youpi !

28 avril, 20h30

Retour à Paris – ce qui me surprend le plus : la différence de lumière. L’impression que mon appartement parisien était dans la pénombre toute la journée. Et ce soir, surprise qu’il fasse encore si jour à 20h30. Moi qui étais épuisée toute la journée, je ne comprends pas qu’il fasse encore jour là où le soleil se couche à 18 heures et quelques à Bamako.
Heureuse de voir la végétation bien verte et bien fleurissante à Paris : bonheur de voir les tulipes largement écloses à Mairie des Lilas et tous les lilas odorants au parc Lucie Aubrac. Les oiseaux aussi en fête en plein après-midi, alors qu’au Mali il se taise à cette heure si chaude du jour.
Fatiguée donc – vol de nuit seule avec les enfants, à peine dormi.
Et, surtout, heureuse.

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