En ces temps si particuliers, en ces temps ralentis, différents, en cet entre-deux, peut-être l’aube d’un monde d’après, et déjà plus le monde d’avant, l’envie de tremper ma plume dans mes voyages revient, et le souhait de mettre en mots l’essence de quelques-unes des expériences qui m’ont profondément marquée.
Sur cette page vierge, je laisse la magie du souvenir opérer : me voici sur l’une des montagnes du Kham Tibétain, cet été de mes 23 ans.
D’un point de vue administratif, nous sommes en terres chinoises, que je connais un peu et arpente depuis quelques semaines déjà. D’un point de vue culturel, nous sommes au Tibet, et c’est pour moi la toute première fois. Mon amie F et moi sommes dans la région du Sichuan. Depuis Chengdu, nous avons mis cap plein Nord, à l’avant de camions menés de main de maître sur de tortueux lacets boueux par d’improbables conducteurs au look de cow-boys tibétains. F parle couramment mandarin mais pas un mot de tibétain. Pour elle aussi c’est une première fois.
Trois lignes dans un guide de voyage décident notre périple à venir : dans une auberge plantée sur l’unique place de Tagong, nous trouvons notre passeuse. Tibétaine parlant mandarin, elle travaille dans cette petite ville étrangement commerciale et spirituelle qu’est Tagong. Elle s’apprête à prendre la route pour retrouver sa famille à l’occasion de saima, un festival du cheval qui se déroule le lendemain, là-haut, sur une des montagnes de la région. F et elle discutent en mandarin : nous pouvons l’accompagner.
Sur une montagne dont je ne connaîtrai jamais le nom, s’apprête à avoir lieu l’une de mes plus grandes rencontres avec l’altérité.
4.000 mètres d’altitude, le décor n’est que verdure et immensité du ciel. Derrière une crête, un autre monde : quelques tentes blanches, des yacks puissants ponctuent une vaste prairie, et des Tibétains montent fièrement des chevaux magnifiquement parés. A peine arrivées, notre guide est déjà occupée ailleurs, F et moi restons au milieu des Tibétains toute la journée. On nous accueille sous une tente et on nous offre à manger. Notre présence ne choque personne. Nos hôtes sont des nomades et semblent plus habitués que nous à fréquenter une altérité si radicale.
Le festival commence. Les cavaliers sont à l’honneur et paradent au milieu des spectateurs assis à même la prairie. Nous assistons ensuite à de splendides démonstrations de cavaliers plus habiles les uns que les autres. Les chevaux vont et viennent à vive allure au centre de l’allée de spectateurs. La parade laisse place à une lutte acharnée pour récupérer foulards et pommes qui jonchent le sol. D’ultimes Tibétains nous font ensuite démonstration de leur art cavalier : ils sont vêtus d’habits colorés à longues manches et partent à grand galop, les rênes lâchées en faisant d’amples mouvements de bras, tels d’immenses papillons rasant le sol ou s’envolant au-dessus de leur monture.
Le festival se termine par des heures de déambulations chantées et dansées.
Je pense avoir atteint là le plus grand dépaysement possible… il n’en est pourtant rien.
Notre guide nous retrouve et nous invite à partir à cheval pour atteindre notre logement du soir. Je chevauche les vastes étendues accompagnées des nomades et de leurs magnifiques bêtes noires… Cavalière peu avertie, je savoure pourtant chaque instant du haut de ma monture, consciente de vivre un moment unique.
Nous arrivons. La tente est déjà installée, parmi d’autres, au cœur d’une nouvelle prairie. Nous sommes accueillis par la famille élargie de notre guide. Nous nous apprêtons à passer la soirée et à dormir dans cette tente de lourd tissu noir, tressé de poils de yacks. Le foyer sur lequel est préparé notre repas est creusé à même la terre. On nous offre des baguettes taillées dans les branches d’un arbre pour partager le repas. L’intérieur de la tente est sommaire, « c’est une tente de transhumance seulement ».
Nous dormirons là, au milieu de nos hôtes d’un soir, avec qui nous communiquons de rires et de sourires. Notre très longue journée est sur le point de s’achever. Mais juste avant, la famille rassemble les bébés yacks de leur troupeau pour… les faire entrer sous la tente avec nous ! F et moi ne sommes que surprise. On nous explique : les petits yacks dorment tous les soirs sous la tente, pour que leur mère vienne les chercher sur le pas de la tente à l’aube, ainsi les nomades ne perdent pas de temps à rassembler les bêtes pour la traite…
Blottie dans mon duvet posé sur la couverture qui a soutenu la selle de mon cheval tout l’après-midi, je ne peux décrocher un immense sourire de mes lèvres. De mon couchage, je vois les étoiles : la tente est ouverte tout en haut, pour laisser la fumée du foyer s’échapper. Les respirations sonores des bébés yacks me bercent et le superbe ciel étoilé se fond rapidement à mes rêves…
Quelle belle aventure 🙂