J’ouvre ma porte aux moins que rien : pourquoi je soutiens Utopia 56.
Sep 12, 2025 Voyaaages ! 2

Je suis attablée à la terrasse d’un café et mon esprit vagabonde.
Au comptoir, deux amis discutent avec ardeur de la journée de mobilisation de la veille. Je n’écoute plus beaucoup les informations depuis quelque temps déjà. Depuis trop longtemps je peine à penser ce qui se passe au niveau politique de notre pays, trop complexe, trop rapide, trop d’informations. Pas assez de réflexion, pas assez de temps long pour penser quoi que ce soit et, surtout, pas assez d’humanité.
J’ai du temps avant mon rendez-vous, du temps vide, et mon esprit virevolte d’un sujet à l’autre et se fixe sur l’association Utopia 56.
Et je me dis qu’il est temps, peut-être, que je raconte publiquement ce que je fais avec cette association depuis près d’une année déjà.

J’ouvre ma porte aux femmes à la rue.
J’ouvre ma porte aux moins que rien, à celles que personne ne veut voir. À ces femmes, au teint noir, à ces femmes au teint sombre, à ces femmes presque toujours non blanches.
Car mes fils ne sont pas à la maison régulièrement, j’ai de la place chez moi. Je prépare un lit d’appoint. Je préviens l’association que j’ai de la place ce soir-là. Entre 20 heures et 21 heures je reçois un SMS avec le prénom et parfois le nom de la personne qui viendra chez moi.
Elle arrive, la plupart du temps épuisée. Tout ce qu’elle souhaite c’est un endroit calme, un endroit à elle où personne ne viendra la déranger où elle ne sera pas menacée où elle pourra se reposer un peu.
Elle repart le lendemain matin, parfois même avant que je me réveille.

J’ouvre ma porte à ces femmes, ces moins que rien. J’ouvre ma porte et je fais face à cette humanité toujours plus déshumanisée. À celles que l’on accable de tous nos maux. À celles qui ne sont vues que comme des menaces.
J’ouvre ma porte, les accueille, et je fais face à une simple humanité.
Pour quelle raison le fais-je ?
Est-ce car moi-même j’ai été si souvent accueillie par ces mêmes êtres à la peau sombre, lors de mes nombreux voyages dans les Suds depuis tant d’années ? Est-ce car je n’ai pas perdu totalement mon humanité pour une raison que j’ignore ?
Des hommes, des femmes, des enfants dorment régulièrement à la rue dans notre pays*. Les femmes et les enfants sont les plus vulnérables. Je participe très modestement à mon niveau à faire que certaines d’entre elles soient un tout petit peu soulagées de leur peine, une nuit de temps en temps.
Et je vous invite vous aussi, chers lecteurs, à réfléchir à quel geste vous pouvez faire à votre propre niveau, aussi modeste soit ce geste.
Pour que nous nous sentions moins impuissants face à tout ce qui nous accable.
Pour que nous retrouvions ne serait-ce qu’une once de plus d’humanité…

Accueillir des femmes à la rue, en brèves bribes de récits…

L’association nous conseille de limiter les échanges : poser trop de questions et s’intéresser trop à leur difficile parcours donnerait le signal que nous pouvons les aider alors que notre rôle d’hébergeur solidaire est l’accueil d’urgence. Le conseil, le soutien, l’aide sur le long terme est du recours d’associations spécialisées.
Le bénévole accompagnant les mènent sur mon palier. J’ouvre ma porte, montre les espaces de la maison, propose à manger ou une tisane. Ces femmes sont épuisées. Souriantes et épuisées. Polies et réservées. Acceptent souvent une boisson chaude, plus rarement quelque chose à manger.
Je limite mes questions à la logistique. Parfois, au-dessus de leur tisane ou de ma vaisselle, une langue se délit. J’écoute simplement.
Elles retrouvent rapidement l’espace qui est enfin le leur pour une nuit.

Je me souviens de leurs remerciements, de leurs visages, de leurs attitudes, de leurs brèves bribes d’histoire parfois.
J’ai pris quelques notes, parfois, quand ma porte se refermait derrière elles.

Il y a eu la première, Madame J. Elle vient du Sri-Lanka, elle a l’âge de ma mère. Elle est d’une telle politesse. Elle accepte ma soupe. Végétarienne, elle a du mal à manger les repas proposés à Hôtel de Ville. Elle me parle de ses très aimables employeurs en Israël, de ses enfants au Sri Lanka, mais elle n’a pas économisé par le passé et elle en est là. Je retiens mes pleurs derrière ma vaisselle.

Il y a eu Madame B, la deuxième. Elle a si peu parlé, elle. Elle était épuisée et a voulu dormir très vite.

Il y a eu Madame H. Elle parlait un français parfait et semblait connaître les codes d’ici depuis longtemps. Elle se confie. Elle vient d’Algérie, a vécu en France des années et a retrouvé son HLM squatté lors d’un retour de voyage. Depuis elle est à la rue. Je pars en Algérie le lendemain, troublante coïncidence.

Il y a eu Madame S. Elle était épuisée, a accepté une tisane et a filé dormir. Elle est partie avant que je me réveille.

Il y a eu Madame A. Elle a un accent latino et aime beaucoup parler. Elle vient du Panama et ne cesse de me dire que les Français sont vraiment accueillants. Elle a une peur bleue des chats noirs, un de ses oncles l’a enfermé avec l’un d’eux il y a des années. Je devine tant de maltraitance entre ses nombreux mots décousus. Je dois enfermer mon petit chat noir dans mon salon.

Il y a eu Madame A. Elle parle peu français et répond à mes rares questions avec un sourire lumineux et un espèce de tchip aigu. Elle tire un tupperware de son petit sac, je lui réchauffe au micro-ondes et elle le mange à la main. Je devine à ses attitudes qu’elle est arrivée depuis très peu de temps en Occident. Je me permets de lui demander d’où elle vient. Mali – Bamako. Mes quelques mots de bambara la mettent à l’aise et facilitent la courte conversation. Le matin, elle fait appeler une amie à elle pour qu’elle me traduise ses remerciements.

Il y a eu Madame F. Elle est gênée de me dire qu’elle n’a pas mangé. Je lui prépare un plat de pâtes et je comprends qu’elle fait le ramadan et n’a pas mangé de la journée… Je ne peux imaginer ce que doit être son état de fatigue. Elle me propose pourtant de faire du ménage pour me remercier de l’accueil – évidemment je refuse.

Il y a eu Madame O. Elle est tellement fatiguée, ses yeux sont épuisés, elle ira directement dormir à 20h30. Le lendemain elle me remercie les yeux pleins de sourire.

Il y a eu Madame H. Elle est enceinte et ne mangera que ce qu’elle a emmenée dans son Tupperware. Enceinte, je n’ose imaginer un quotidien à la rue. Enceinte, je n’ose imaginer dans quel contexte cette vie s’est installée en elle qu’on nomme « migrante ».

Il y a eu Madame A. Elle est jeune, bien apprêtée, casque de smartphone sur les oreilles. Elle semble particulièrement gênée en arrivant. Elle n’a pas mangé, mais n’aurait pas osé demander quoi que ce soit si je ne lui avais pas proposé. « Vos pâtes sont délicieuses » me dit-elle devant un plat pourtant basique de pâtes-sauce-tomate-fromage.
A mon réveil, elle est déjà partie. Je trouve ce mot sur un carton de bricolage de la chambre de mon fils où elle a passé la nuit : « Je ne veux pas vous réveiller. Merci Madame, je suis très contente de votre accueil. J’aimerais rester ce matin, mais j’ai eu un RDV urgent donc j’ai dû partir. Merci. Bisous, à bientôt <3 »

Il y a eu Madame M. Elle semble vouloir beaucoup parler dès qu’elle arrive. « J’ai vécu des violences conjugales et je suis partie. » Suivi de « j’ai marché toute la journée je ne savais pas où aller et je me suis rappelée qu’il y a avait des associations à Hôtel de Ville. » Elle me livrera d’autres bribes de vie, elle a 43 ans, elle avait un chat, lui aussi était battu.

Il y a eu Madame T. Grande, cheveux frisés, pleine de vie, elle semble si proche de moi. Un fort accent des pays de l’Est. Elle est épuisée, des cernes si foncés marquent ses yeux. Elle est aussi d’une si grande politesse. Je l’apprends au-dessus du café du matin, elle vient de Minsk et tout son visage s’éclaire quand je partage quelques souvenirs de mon voyage de classe là-bas il y a 25 ans…

Il y a eu Madame C. Son pantalon est trop large, elle n’est pas bien grande, doit avoir au moins 45 ans. Elle parle peu, semble ne pas vouloir gêner, et on dirait qu’un enfant est emprisonné derrière ses yeux, de manière furtive une expression quasi-béate éclot sur son visage et repart aussitôt.

Il y a eu Madame F. Ou Mademoiselle F. devrais-je dire. Elle doit avoir à peine la vingtaine, son accent et ses manières semblent tout à fait parisiens. Que peut faire une jeune fille si polie, si aimable, à la rue l’avant-veille de la rentrée de septembre ? Mon cœur se serre une fois de plus et n’ose y penser…

Il y a eu Madame E. Elle a tenu à me raconter son histoire, sa vie dans le 19ème, sa maison avec le père de ses enfants, la séparation, « pour que je sache qui j’héberge ». Elle me parle un peu, j’écoute. Elle termine « c’est tellement bien ce que vous faites pour moi, merci. Dormir, c’est la première étape pour être en bonne santé, en plus demain, j’ai un entretien d’embauche. Hier j’ai pu dormir deux heures seulement à l’aéroport, ce soir, ça va me faire du bien. »

Devenir hébergeur solidaire avec Utopia 56.
*Ces chiffres relayés par Utopia 56 sont tristissimement édifiants

Merci à ma très chère amie Charlotte qui m’a appris l’existence de cet hébergement solidaire…
📸 Molly Blackbird / unsplash

Tu as aimé ? N'hésite pas à partager avec tes amis !

2 comments on “J’ouvre ma porte aux moins que rien : pourquoi je soutiens Utopia 56.

  1. Article poignant qui me sert le coeur. Bribes de vie. bribes humaines. Merci à toi Aurélie pour toutes ces femmes, pour ces nuits de sommeil rattrapées dans la sécurité d’un foyer accueillant.

Laisser un commentaire