Entre 2021 et 2025, j’ai eu le privilège de publier ces récits et enquêtes pour le site TV5MONDE Voyage, aujourd’hui fermé, j’ai décidé de partager certains de ces écrits dans une nouvelle série intitulée : Archives d’un journalisme engagé : 5 ans d’articles sur TV5MONDE.
Ce projet de republication vise à préserver et transmettre la mémoire de ce journalisme engagé pour un tourisme plus responsable.
Chacun de ces articles porte la voix d’acteurs engagés pour un autre tourisme, chacun d’entre eux est une invitation à explorer autrement : ouvrir un carnet de route sur de nouveaux horizons, déjouer les idées reçues sur la découverte ou poser un autre regard sur la planète.
Que ces textes continuent de circuler et d’inspirer, bien au-delà de la fermeture du site TV5MONDE Voyage.
Bonne redécouverte !
Pour ouvrir cette série, je vous propose un des derniers articles que j’ai rédigés, suite à une interview avec Rodolphe Christin en cet été 2025. Un échange profond, qui illustre bien nombre de mes questionnements sur l’industrie touristique…

Alors que le tourisme mondial n’a jamais été aussi massif, peut-on encore donner du sens au voyage ? Sociologue et anthropologue, Rodolphe Christin invite à repenser notre rapport à l’ailleurs. Dans son dernier ouvrage, Peut-on encore voyager ? : Réflexions pour se rapprocher du monde, il questionne l’industrie touristique et ses dérives, tout en esquissant des pistes vers un art de vivre plus proche du monde que nous habitons déjà.
Le voyage est une promesse : celle de l’évasion, de la découverte, du lien. Mais à l’ère du surtourisme, du changement climatique et d’une mondialisation qui uniformise les expériences, cette promesse semble s’être transformée en produit standardisé. Rencontre avec un penseur qui invite à interroger non pas seulement nos destinations, mais notre manière d’habiter le monde.
L’illusion d’un tourisme réinventé
« Le surtourisme n’est pas un phénomène nouveau. Il existe depuis les années 1980 », rappelle Rodolphe Christin. Les grandes villes saturées, les files d’attente interminables devant certains sites, la prolifération d’aménagements comme les parkings ou les guichets : autant de signes d’une organisation qui transforme radicalement le sens de l’expérience. « L’aménagement des territoires oriente et provoque un type d’expérience standardisée, qui n’a plus rien à voir avec l’expérience originelle des lieux. »
Le constat est sévère. Derrière l’affichage de « tourisme durable », des pratiques plus respectueuses se superposent souvent au tourisme de masse au lieu de le remplacer. Les émissions de gaz à effet de serre liées au secteur, déjà en croissance, continuent ainsi de s’accumuler. « Tous ces tourismes s’additionnent », souligne Rodolphe Christin, qui voit dans cette logique cumulative le principal écueil d’une régulation par le marché. Loin de trouver refuge dans une promesse écologique, le voyage devient alors « une forme de consumérisme planétaire », intégré à nos modes de vie et à un certain idéal de réussite sociale.
Voyager ou bien vivre ?
Derrière sa critique du tourisme, l’auteur pose une question plus large : celle du sens de nos existences. « La vraie interrogation, c’est comment bien vivre, pour le plus grand nombre. » Le voyage, dans cette perspective, n’est plus une fin en soi, mais un révélateur. Car si chaque départ est l’occasion de se confronter à d’autres modèles de vie, encore faut-il être prêt à accueillir l’altérité.
Pour le sociologue, notre rapport au voyage est symptomatique d’une fuite en avant. « Lorsque le confinement a été annoncé, beaucoup se sont empressés de fuir leur lieu de vie ; cela aurait dû nous interroger sur notre capacité à habiter nos quotidiens. »
Autrement dit, la soif d’ailleurs cache souvent une insatisfaction face à l’ici. L’essentiel se jouerait alors moins dans l’accumulation de destinations que dans la réinvention de notre manière d’habiter le monde. « Voyager peut garder du sens, mais je ne suis pas certain qu’il produise aujourd’hui des effets d’émancipation », confie-t-il. L’expérience, autrefois marginale et initiatique, s’est banalisée au point de devenir un simple maillon du cycle travail-consommation.

Réenchanter l’ici
Quelles alternatives alors ? Rodolphe Christin prône avant tout la sobriété.
Nous pourrions envisager une décroissance touristique, avec de réelles campagnes de sensibilisation qui donnent envie… de ne pas partir. – Rodolphe Christin
Suggérer de rester chez soi ou d’éviter l’avion : une idée dérangeante, mais qui, selon lui, invite à revoir nos priorités collectives. Plutôt que de multiplier quotas, jauges ou restrictions, il appelle à « agir à la source » en interrogeant le besoin même de partir.
Plus qu’une contrainte, cette invitation peut devenir une source d’inspiration : « Comment réinjecter un peu de poésie dans notre monde ordinaire pour que nous n’ayons plus systématiquement besoin de partir ? » S’inspirer des peuples autochtones, et par exemple des réflexions de l’activiste et écrivain amérindien Ailton Krenak, redonner de la valeur au proche, réparer et défendre les territoires, cela commence ici même, c’est-à-dire partout… Autant de pistes pour « réenchanter nos lieux de vie » et réinventer une convivialité, non seulement entre humains, mais avec le vivant dans son ensemble. « Je ne suis pas sûr que nous soyons obligés d’aller très loin pour vivre de belles expériences » insiste-t-il.
Plus qu’un modèle alternatif du tourisme, la réflexion de Rodolphe Christin esquisse un changement de regard sur nos existences. Plutôt que d’accumuler les kilomètres, il nous invite à questionner ce que nous cherchons vraiment dans nos départs. Peut-être s’agit-il moins de savoir si l’on peut encore voyager… que d’apprendre d’abord à mieux habiter le monde.

« Peut-on encore voyager ? : Réflexions pour se rapprocher du monde », Rodolphe Christin, paru en février 2025, Écosociété.

