Rencontre avec Joe Martin, sculpteur de canoë amérindien à Tofino
Fév 03, 2015 AmériqueCanada 5

Pour le dernier article sur mon voyage en Colombie Britannique, je vous propose de rencontrer une personne qui m’a profondément touchée. Joe Martin est sculpteur de canoë traditionnel, Amérindien Tla-o-qui-aht. C’est aussi le père de Tsimka, qui a fait de mon passage à Tofino un bonheur.
Joe Martin aime raconter des histoires, ça tombe bien, j’aime qu’on m’en raconte.

Joe Martin, sculpteur de canoë

Quel est ton métier ?

Je suis sculpteur de canoë. Ce métier existe depuis des milliers années. Il faut d’abord aller dans la forêt, trouver un arbre. Ensuite on le sculpte sur place. La meilleure saison est l’automne ou le printemps, c’est là qu’il y a le moins de moustiques et d’ours.

Combien de personnes faut-il pour faire un canoë ?

Trois personnes en tout. Parfois, deux seulement. On commence à le travailler sur place et je finis à la maison. Il faut compter six semaines de travail pour un canoë de 10 mètres.

Comment as-tu appris à être sculpteur de canoë ?

J’ai appris à 8 ans. Je n’avais pas le choix : je devais accompagner mon père à la pêche, à la chasse, à la fabrication de canoë… A 21 ans, j’ai fait mon premier canoë par moi-même. J’en ai fait des dizaines depuis… Certains pour des tribus, et j’ai même un de mes canoës dans un musée en Allemagne.

Beaucoup de personnes sont-elles aujourd’hui sculpteurs de canoë?

Plusieurs personnes savent le faire. On trouve des canoës de l’Alaska à la Californie… Ils peuvent faire jusqu’à 20 ou 30 mètres ! On peut être jusqu’à 30 ou 40 personnes dedans, ce qui est plus sûr quand on va en pleine mer. Mais il y a aussi des canoës pour une seule personne.

Que symbolise un tel canoë ?

Le canoë symbolise la connexion à la terre et sa protection. A l’époque, tout le monde avait son canoë et tout le monde savait les faire. Si tu ne savais pas, tu n’étais rien ! Les canoës servaient aussi pour la chasse à la baleine. Ceux qui chassaient la baleine suivaient un très long entraînement, ils commençaient très jeunes, à six ou huit ans…

Peut-on parler de la culture Tla-o-qui-aht ?

(Ici commence une longue et prenante discussion, qui me mena dans de bien lointaines contrées. Je vais essayer d’en retranscrire le plus possible ici, mais c’est mon cœur avant tout qui a été touché…)

Qu’en est-il de la culture Tla-o-qui-aht aujourd’hui ?

Depuis l’Indian Act, tout a changé. A l’époque le système de gouvernement était héréditaire, depuis c’est un système électoral avec des Chief Concelors, avec ce système est venue la corruption. La politique et la religion ont beaucoup interféré dans notre culture.

Comme mon nom par exemple, Joe, tu imagines ? Mon nom traditionnel signifie « la personne dont la voie est entendue par l’orage »… J’appartiens à une famille de chefs, mais la conception est différente de la vôtre, ça ne veut pas dire que tu décides pour les gens ou que tu es noble.

Pour nous l’art est très important. Les totems pôles sont comme notre constitution. Ils expliquent l’histoire à la place de l’écriture. Il faudrait aller sur place pour que je t’en parle. Ils servent à l’éducation.
L’éducation commence dès le stade fœtal et ne s’arrête jamais. Les anciens parlent à leurs petits enfants dès qu’ils sont dans le ventre de leur mère et leur expliquent déjà des choses.
L’éducation commence par le respect. Un grand-père répètera que le respect est la chose la plus importante au monde, tous les jours…

Il y a trois choses qui sont la base de tout.

Le respect est la première des choses. « Pay respect & earn respect » (témoigner du respect, rendre hommage et gagner le respect). Si tu te fais respecter par la peur, ça ne sert à rien.

La deuxième chose est le « clan du loup ». Tu ne dois jamais avoir peur. Si tu as peur, tu ne poseras pas de question et tu n’apprendras rien… Tous les enseignements viennent de la nature. Tu comprends alors tes responsabilités face à la communauté et à la nature.

La troisième chose est la « crest sun & moon » (« armoiries » de la lune et du soleil). Ils sont en général en haut des totems. Tu dois respecter Mère Nature. Tu dois prendre ce dont tu as besoin, mais non par avidité. Si un seul prend trop, tout le monde paie… Cette loi était respectée à la lettre, celui qui prenait trop risquait d’être jugé et de tout perdre, n’aurait plus aucun droit et aurait ses cheveux coupés, tel un esclave… L’observation des étoiles nous apprend aussi à faire attention à ce que nous disons. Les gens de mon peuple ne disaient que la vérité et ne mentaient jamais.

A la base du totem, ce sont souvent des animaux, des loups ou des baleines, car les lois de la nature sont la base de tout. Sur les totems il y a aussi des serpents. Ce ne sont pas des animaux à craindre, comme l’éclair, ils t’apprennent à être rapide et vif, à ne pas être surpris et à réagir rapidement…

Joe m’explique ensuite à quel point le respect des femmes était important. Quand les garçons atteignent la puberté, on leur explique qu’ils doivent respecter toutes les femmes. Si ce n’est pas le cas, ils seront jugés immédiatement et souvent condamnés à mort…

Je lui demande alors comment se sont passés les dernières décennies pour ses parents et lui. Il m’explique que l’école résidentielle était une atroce épreuve, des membres de sa famille y sont morts. Il ne s’attarde pas sur le sujet, je ne l’embarrasse point plus.

Je lui fais part de ce que j’ai appris depuis peu sur les relations entre Blancs & Natives.

As-tu de l’espoir pour l’avenir ?

Oui, les choses changent doucement. Déjà, le passé est enseigné à l’école. Des Amérindiens ont mené des procès contre les écoles résidentielles et maintenant les gens savent…
On n’a aucun traité tu sais ici. Des réserves ont été créées, sans notre accord. Cela change lentement aussi. Le « Tribal park » a été créé. Et même si le gouvernement ne le reconnaît pas, cela m’est égal…

Comment les choses pourraient aller mieux d’après toi ?

Il faudrait que notre peuple pardonne et se pardonne avant tout. Et que les Blancs fassent de même. Il y a tant d’injustices encore aujourd’hui et beaucoup de ressentiment aussi. La culture Tla-o-qui-aht se transmet difficilement de nos jours. Il y a des moins en moins de rassemblements et de cérémonies… Ce n’est pas facile. Et la langue c’est pareil : à chaque fois qu’un ancien meurt, la langue se perd…

Crois-tu que le contact avec des touristes est-il bénéfique ?

Oui ! Tu vois l’entreprise de Tsimka c’est une très bonne chose. Cela nous permet de partager notre propre histoire… Quand je voyage, j’aime bien entendre l’histoire racontée par les locaux eux-mêmes. Quand des Allemands m’ont raconté leur version de la Seconde Guerre Mondiale, j’ai bien vu que c’était différent de ce que j’avais appris à l’école. C’est pareil pour moi, je souhaite partager ma propre vision de ma culture.

Nous partons ensuite faire un tour en ville. Joe me montre les méfaits de certaines entreprises forestières qui ont anéanti des pans entiers de forêts. Depuis 1984, cela ne s’est plus reproduit. J’ai appris dans mon guide que la valeur des arbres centenaires atteignait jusqu’à 100.000$. Je n’ose imaginer quelle pression doit peser sur les peuples amérindiens…
Nous terminons cette entrevue devant un totem pole à quelques kilomètres de Tofino.
Comment dois-je les appeler d’ailleurs ?

Story pole ne convient pas non plus, ce sont beaucoup plus que des histoires, c’est le fondement de notre culture…

Nous voilà devant un pôle dédié aux victimes des écoles résidentielles.

En haut c’est le Crest du soleil. A la base c’est l’ours. L’ours nous apprend le respect. Quand un ours a un ourson à ses côtés, il faut être très prudent, il faut le respecter. Le poisson, c’est le symbole de l’eau. Le poisson, comme nous a besoin d’eau fraîche et pure. Les serpents, ce sont aussi les serpents qu’on trouverait dans l’océan.
Il faut savoir observer, vraiment écouter et savoir par exemple quel est le sens de cet éclat particulier que fait cette vague en se brisant. Cet humain, c’est un enfant. Le bandeau rouge est tissé de cèdre et montre qu’il est Amérindien. Ses yeux sont grand ouverts : il est conscient. Le loup nous apprend à ne pas avoir peur, tu te rappelles ce que je te disais, le wolf clan.

Joe Martin, sculpteur de canoë

Nous pourrions rester des heures devant ce totem pole, Joe racontant, moi écoutant. Il a à faire. Nous partons. Il me dit à regret que ces histoires se disent moins, que les anciens ne sont plus là. « Mais tu es là toi, et tu les dis, lui dis-je, Tsimka m’a dit que tu les lui as racontées et tu les raconteras sans doute à ses enfants. »

Nos chemins se séparent peu de temps après.
Je lui exprime mon immense reconnaissance pour le cadeau qu’il m’a fait en m’offrant ces quelques heures de discussion…
Clekoo-cleko (merci en Tla-o-qui-aht).

tofino2

Ainsi s’achèvent mes nombreux récits de mon superbe voyage en Colombie Britannique au Canada.
Ce voyage s’est passé en juin 2014, mais j’aurai eu besoin de six mois pour tout vous raconter, tant il a été riche pour moi. J’espère que vous avez apprécié ce voyage.

Si vous les avez manqués, retrouvez les articles de ces 4 semaines en Colombie Britannique (le premier est celui tout en bas!)…

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5 comments on “Rencontre avec Joe Martin, sculpteur de canoë amérindien à Tofino

  1. C’est tout simplement magnifique ! Ces personnes ont tant à nous apprendre. Leur relation à la terre mère, et par conséquent ce respect de la nature. Quel BEAU voyage faites vous là. J’ai hâte de lire la suite, à très vite alors.

      1. Chère Ye Lili, Je viens de découvrir votre blog j’ai avalé tout vos articles concernant la Colombie Britannique. J’ai lu pas mal de carnets de voyages, avec l’Ouest du Canada en toile de fond et c’est la première fois que j’ose mettre un commentaire. Vos articles, comme votre voyage et vos rencontres, sont profonds, touchants, et enrichissants, il fallait que je vous en remercie.

        1. Oh Corinne, quel message !
          Mille mercis, cela me touche au plus haut point et donne tout son sens à l’écriture de ce blog…
          Plein de bonnes choses à vous pour vos futurs voyages…

          1. Merci c’est à mon tour d’être touchée !
            Pour ce qui est du sens, votre blog n’en manque pas. Vous comptez une fan de plus. Plein d’encouragements et très bonne continuation dans tout ce que vous entreprenez, c’est un régal de vous lire.
            Bravo pour votre Toulouse l’essentiel, je suis de la région et ai comme vous beaucoup d’affection pour Toulouse. C’est avec plaisir que nous nous laisserons guider lors de notre prochain séjour !
            A très bientôt.

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